Antoine Moultaka, le père du théâtre libanais, n’est plus
Le mercredi 21 février 2024, l’immense acteur, dramaturge et metteur en scène libanais Antoine Moultaka est décédé à l’âge de 91 ans. Il était connu pour ses adaptations et traductions de chefs-d’œuvre illustres du sixième art, en collaboration avec sa femme Latifé Moultaka, tout comme pour ses prestations d’une envergure rare. Pourquoi est-il considéré comme le père du théâtre libanais?
Né le 9 juin 1933, Antoine Moultaka a suivi ses études scolaires au collège de la Sagesse et a décroché un diplôme en philosophie de l’Université Saint-Joseph (USJ). Sa carrière théâtrale a débuté en 1953, en tant que scénariste et acteur dans Macbeth, sous la direction de Mounir Abou Debs. Cependant, ils ont rapidement décidé de travailler séparément. Parmi les principales adaptations et traductions du comédien, citons: Paix et Châtiment de Dostoïevski en 1963; Les Mouches de Jean-Paul Sartre en 1963; Richard III de Shakespeare en 1964; Les Noces de sang de Federico Garcia Lorca en 1964; La Comédie des méprises de Shakespeare en 1964; La Visite de la vieille dame de Friedrich Durrenmatt en 1987; L’Émigré de Brisbane de Georges Schéhadé en 1990.
Il a rencontré sa seconde moitié, Latifé Moultaka, et se sont aimés passionnément. Bien qu’elle ait été avocate de profession, sa relation avec Antoine a révélé son potentiel artistique et ses dons pour la scène. C’étaient des amoureux qui “ne se regardaient pas l’un l’autre, mais qui regardaient ensemble dans la même direction”, selon l’expression d’Antoine de Saint-Exupéry, sur l’amour, au point qu’on ne pouvait pas les dissocier, ni dans la vie privée, ni dans la vie professionnelle. Ils ont eu trois enfants: Zad, célèbre musicien et compositeur; Gilbert, diplômé en physique nucléaire; et Jihane, professeur d’université, ainsi que cinq petits-enfants.
Julia Kassar, actrice et professeure d’art dramatique à l’Université libanaise (UL), témoigne: “C’est grâce à Antoine Moultaka que nous avons pu nous spécialiser dans notre domaine.” Eux, elles, c’est-à-dire plusieurs générations d’acteurs et d’actrices, ont obtenu des diplômes avant d’acquérir la reconnaissance, grâce à son initiative, puisque c’est lui qui a fondé le département de théâtre à l’UL. “Malgré sa sévérité en tant que professeur, il a su nourrir notre talent et notre imagination, en nous faisant percevoir le théâtre comme un lieu sacré et le comédien comme un demiurge, grâce aux valeurs dont il est le dépositaire et le médiateur”, souligne la grande comédienne. Il a remué ciel et terre pour mettre un théâtre d’expérimentation à la disposition des étudiant.e.s, et c’est lui qui a ouvert le théâtre Maroun Naccache pour les projets de diplômes, confirme Mme Kassar. Sa maîtrise du jeu d’acteur classique shakespearien était inégalée. D’ailleurs, il rendait Shakespeare facile et accessible aux étudiants, ce qui était un exploit remarquable.
Le témoignage de l’ancien directeur de la FBAA2, Raja Samrani
Le Dr Raja Samrani, ancien directeur de la faculté des beaux-arts et d’architecture 2 (FBAA2), qui a été son élève, affirme: “C’était un pionnier qui a fondé le département de théâtre à l’Université libanaise en 1965. L’étudiant pouvait suivre un cursus universitaire au terme duquel il obtenait un diplôme, délivré après quatre ans d’études et désigné par diplôme d’études approfondies (DEA), alors qu’en France, le pays de la culture et des arts, cette spécialisation universitaire n’a vu le jour qu’en 1969, et au Royaume-Uni seulement en 1970. Il a également œuvré auprès du ministère de l’Éducation pour introduire le théâtre en tant que matière d’enseignement dans les écoles publiques et privées. Ainsi, les diplômés de théâtre avaient l’opportunité d’enseigner dans les différents établissements et de gagner leur vie décemment.”
Antoine Moultaka a créé l’atelier du théâtre et le théâtre expérimental. Selon le Dr Samrani, il fut le premier à intégrer l’art traditionnel du conteur (Hakawati) au théâtre, et également à introduire le concept de théâtre circulaire, favorisant ainsi l’interaction entre les comédiens et les spectateurs. Cette renaissance libanaise au niveau du théâtre est bien l’œuvre d’Antoine Moultaka. Bien sûr, il n’était pas le seul; il y avait aussi Mounir Abou Debs, Raymond Gébara, Jalal Khoury… “Mais Antoine Moultaka est une école de théâtre en soi, tout comme le sont Brecht et Tchékov. Il ne les a pas copiés, mais s’est inspiré de leurs œuvres comme tout artiste, puisqu’il n’y a pas d’artiste ex-nihilo.” Sa maison servait d’atelier pour les acteurs.
Moultaka a également fondé le syndicat des artistes professionnels au Liban. Georges Schéhadé, qui a été traduit en 34 langues, “n’était point prophète dans son pays”. C’est Moultaka qui a démocratisé l’apprentissage de Schéhadé et tant d’autres. On devrait l’étudier comme on étudie les metteurs en scène et dramaturges reconnus internationalement. “J’ai eu l’honneur de lui rendre hommage, quand j’étais directeur de la FBAA2 à l’Université libanaise, en œuvrant à l’édification d’une salle de théâtre portant le nom d’Antoine et Latifé Moultaka.” Le couple a d’ailleurs reçu un doctorat honorifique des mains du recteur de l’Université libanaise en 2019.
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